A Propos du film La journée de la jupe Diffusé sur ARTE le 20 mars au soir, ce film de Jean-Paul Lilienfeld est sorti en salle le 25 mars, malheureusement distribué dans peu de cinémas en France. Il a déjà suscité de nombreux commentaires et prises de position. Je livre ici une analyse de ce film que je juge très important. On trouvera, au dessous, des analyses convergentes ou contradictoires de Christophe Chartreux et Ostiane Mathon. D'autres analyses peuvent les compléter si vous souhaitez me les faire parvenir.
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Pourquoi il fallait faire La journée de la jupe... par Philippe Meirieu Cliquez ici pour avoir le texte en PDF La journée de la jupe est un film qu’il fallait faire. C’est une évidence qui s’impose quand on sort de la séance. Ce film fait événement. Il bouscule toute pensée confortable. Il pose de vraies questions et récuse toute interprétation manichéenne. Il faut nous en saisir. Pour penser. Pour débattre. Pourtant, dans ce cadre conventionnel, quelque chose nous explose à la figure qui touche à l’essentiel. On pourrait même dire – si le mot n’était trop galvaudé – à nos fondamentaux. Ce qui, en effet, est au cœur du film, c’est la rage d’instruire de Sonia Bergerac face à ses élèves ainsi que les rapports que ces derniers entretiennent avec elle et entre eux.
Notre école, en effet, est devenue fragile parce que notre société est entrée dans le temps des incertitudes. Ce ne sont pas les vilains pédagogistes qui ont saboté l’autorité des enseignants, mais c’est nous tous, collectivement, qui avons abandonné toute référence à des morales théocratiques sur lesquelles nous pouvions nous appuyer en toute sécurité. Cela a été, de toute évidence, une émancipation, mais nous n’avons pas encore réussi à identifier ce qui pourrait maintenant faire tenir nos institutions et, en particulier, celle institution qui a tout particulièrement besoin d’une référence au-delà du présent immédiat – parce que, justement, elle prépare l’avenir –, l’école. D’autant plus que nos dérèglements et nos dérégulations, la surchauffe pulsionnelle et individualiste ne restent plus, aujourd’hui, à la porte de l’école… On voit bien, à cet égard, que le discours sympathique sur le « vivre ensemble » ne peut suffire. Car il se heurte toujours à une question lancinante, une question que posait déjà Platon dans les toutes premières lignes de La République : comment faire entendre raison à celui qui n’a pas choisi la raison ? Que dire à celui qui ne veut rien entendre ? Qu’opposer à la violence de celui et de celle qui se mettent délibérément hors-la-loi ? Comment les contraindre à « poser les lances », selon la belle expression de Marcel Mauss, dès lors que nul ne sait plus construire de « table ronde », comme jadis le charpentier de Cornouailles pour le Roi Arthur ? Il y a là une véritable brèche dans nos démocraties. Puisqu’on sait que le « pacte social » de Rousseau – par lequel chaque individu, s’engageant préalablement à obéir à la règle majoritaire, n’obéit, en réalité, qu’à lui-même en obéissant à la majorité – est définitivement hors de portée… nous sommes contraints d’utiliser des moyens qui nous apparaissent fondamentalement en contradiction avec nos idéaux : exclure, d’une manière ou d’une autre, tous ceux qui compromettent l’existence du collectif. Et, comme nous y répugnons, nous sommes condamnés à une valse-hésitation mortifère. Une oscillation infernale entre le refus de nous salir les mains et l’acharnement à rétablir l’ordre. Le problème devient d’autant plus difficile quand, comme c’est le cas, nous avons à nous faire pardonner nos fautes passées. La colonisation, l’exploitation des immigrés, leur exclusion de l’intérieur sont notre œuvre : notre culpabilité, dans ces domaines, n’est pas prête de s’éteindre… et heureusement ! Elle nous vaccine – il faut l’espérer tout au moins ! – contre de nouvelles erreurs et d’autres errances. Mais elle a son revers : parce que les immigrés ont été des victimes, nous nous croyons contraints de les assigner malgré eux à une sorte d’irresponsabilité collective qui pousse certains de leurs enfants à s’exonérer de toute exigence citoyenne… C’est ce que dénonce, dans une très belle scène du film, Sonia Bergerac. Elle s’efforce de convaincre ses élèves de se déprendre de ce comportement suicidaire pour la société tout entière. Elle a, bien évidemment, raison. Mais son propos est pathétique tant il paraît voué à l’échec. Les bandes maffieuses, les délinquants sans scrupules, les violeurs et les racketteurs ne peuvent l’entendre. Pascal est plus que jamais d’actualité : « La violence et la raison ne peuvent rien l’une sur l’autre » (12ème Provinciale). Sonia Bergerac en fera la triste expérience. Le pédagogue, lui, ne se résigne pas. Il pense même, contre toute attente, que la situation actuelle pourrait bien être une chance et qu’elle porte en germe de quoi se remettre au travail, bien au-delà de l’école, dans la société tout entière, pour honorer notre « responsabilité à l’égard du futur » dont parle Hans Jonas. Et La journée de la jupe, justement, ouvre des pistes et devrait nous aider à avancer, à condition de prendre les questions que pose le film par le bon bout de la lorgnette, c’est-à-dire sous l’angle anthropologique. Anthropologique, en effet, est la question de la Loi : la Loi qui permet de sortir de la toute-puissance et de la jouissance immédiate et absolue. La Loi qui contraint à surseoir à la pulsion pour permettre l’émergence du désir. La Loi qui pose des butées structurantes au délire et à la violence. La Loi qui marque les bornes en deçà desquelles nous basculons immanquablement dans l’inhumain et la barbarie. En deçà desquelles nous nous condamnons à vivre et à revivre sans cesse, en des huis clos mortifères comme celui dans lequel s’enferme Sonia Bergerac, le chaos et l’entre-déchirement des individus qui s’affrontent. Or, la Loi, nous impose, bien sûr, d’apprendre à « dire non » aux enfants… Mais elle nous impose aussi de lutter contre l’impérialisme des marchands et des médias qui enferment l’enfant dans ses caprices pour en faire un « cœur de cible »… Elle nous impose de mettre en place, partout où c’est possible, des activités dans lesquelles des médiations permettent à chacun de s’engager et d’avoir une place sans la prendre à quelqu’un d’autre… La Loi devrait aussi nous amener à repenser nos espaces, nos lieux et nos temps pour que les coagulations fusionnelles cèdent la place à des configurations réfléchies. Travail de longue haleine, certes. Difficile, mais notre seul espoir à long terme. Anthropologique, aussi, est la question du rapport entre les générations. Rien d’étonnant – on le sait depuis la nuit des temps – à ce que les générations aient du mal à coexister. Les jeunes sont toujours « indisciplinés » et « irrespectueux », leur niveau ne cesse de baisser tant sur le plan moral qu’intellectuel ; leur culture est vulgaire et ils ne méritent pas tout le mal qu’on s’est donné pour eux ! Mais, derrière ces lieux communs folkloriques, il y a une réalité qu’on a sans doute trop oubliée : le rapport entre les anciens et les jeunes ne peut se réduire à une simple transmission à sens unique, au risque d’entretenir une dette insupportable ou une terrible rancœur. Quand la transmission ainsi conçue « fonctionne », les nouveaux n’en finissent pas de payer leur dette envers leurs aînés, jusqu’à s’aliéner toute possibilité de « se faire œuvre d’eux-mêmes ». Quand la transmission ainsi conçue ne fonctionne pas, les anciens ne cessent de crier à la trahison et d’excommunier leur progéniture. Car, anthropologiquement, le rôle des anciens est de confier aux jeunes les savoirs – en réalité, les secrets – de leur histoire… et le rôle des jeunes d’initier les anciens aux savoirs – en réalité, aux secrets – des techniques qu’ils ont découvertes. C’est dans cet échange entre les générations que se construit simultanément et symétriquement, l’origine des nouveaux et le futur des anciens. Tant que nous ne ferons pas de l’échange entre les générations une des priorités de nos sociétés, les générations s’affronteront en vain. C’est ce que nous apprennent, dans le film, les parents de Sonia comme la mère de Melmet. Anthropologique, enfin, est la question du sexe. Et c’est sur ce point que le film La journée de la jupe me semble le plus fabuleux. Oui, il dénonce les comportements de machisme violent et de virilité archaïque d’un certain nombre de garçons (aux origines ethniques et aux appartenances religieuses différentes). Oui, il montre à quel point ces comportements sont insupportables au point de faire exploser toute société possible. Oui, il porte haut et fort les revendications légitimes des filles et des femmes pour une « égale dignité » qui est bien loin d’être atteinte… Mais il nous montre aussi à quel point des jeunes filles et des jeunes femmes peuvent être porteuses de valeurs ! La véritable héroïne du film est, à cet égard, Nawel, cette élève rayonnante, lumineuse, qui a le courage de prendre la défense de sa professeure et de se lever contre la loi oppressive des mâles. C’est une jeune beur, musulmane, qui parle arabe et ne renie rien de ses appartenances, mais elle refuse la barbarie. C’est Nawel, ici, qui porte le message kantien : « L’inhumanité infligée à l’autre détruit l’humanité en moi. » Et ce sont Nawel et ses camarades qui sauveront l’honneur, lors des obsèques de Sonia, en venant jeter une rose sur son cercueil… en jupes. Oui, ici, encore une fois, « la femme est l’avenir de l’homme »… Et l’on n’a que trop tardé à regarder en face la dérive machiste des garçons. On a été infiniment trop indulgent avec elle. On n’a que trop tardé à se poser la question des raisons du retard scolaire et des difficultés d’adaptation de si nombreux garçons. Il serait plus que temps la société tout entière et ses différentes institutions s’en occupent et prennent toutes leurs responsabilités. Il serait temps, enfin, que nous nous préoccupions collectivement d’une question, certes infiniment complexe, mais absolument décisive. Il resterait, bien sûr, beaucoup de choses à dire sur ce film tant son pouvoir d’interpellation est grand. C’est un film qu’il fallait faire. C’est aussi un film qui nous laisse beaucoup à faire… et ce n’est pas – loin s’en faut – son moindre mérite.
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